Mai 1968 - Les Parents d'élèves
Antoine Lagarde 1925-2002

Voulez-vous que nous revenions un instant sur mai 1968, sur l'énorme révolution des esprits que provoquèrent les mouvements d'étudiants de cette période ?

Tout a été dit, certes. Simplement puis-je apporter le témoignage d'un simple citoyen, entièrement consacré à sa vie professionnelle de médecin de quartier et à sa vie familiale et amicale. Certes, je participais au syndicat des médecins, et Denise et moi nous étions inscrits à l'association des parents d'élèves du collège et du lycée, mais sans y avoir de responsabilités.

Nous pouvons dire que mai 1968 fit une irruption brutale dans nos vies.

Elle fut un élément déterminant dans le décours de nos années suivantes.

Voici quelques moments contrastés de ce mois de folie.

Les nuits passées à écouter la radio relatant les violences au Boulevard St Michel à Paris, le drapeau noir des anarchistes flottant sur l'Hotel de Ville du Havre, les bons d'essence distribués non pas à la mairie mais au siège de la CGT Boulevard de Strasbourg, les queues pour les pompes à essence sans priorité pour les médecins; la grève générale, totale, ni courrier, ni transports publics, grève de tous les services publics sauf la police ?; le ravitaillement n'était plus assuré par les transports ferroviaires ou par la route,les usines étaient fermées par des piquets de grève qui empéchaient par la force voire la violence physique de travailler ceux qui ne voulaient pas faire grève, la grève totale comme je n'en avais vu q'une seule manifestation, à Paris en Août 1944, à la libération, la grève totale dont celle touchant, sans réelle raison, tous les établissements scolaires. Et tout cela par très beau temps, un merveilleux soleil de printemps qui atténuait certes l'inquiétude, l'angoisse assombrissant tous les visages.

Une dernière image me vient à l'esprit : un dimanche de mai, nous sommes allés à Gournay en Bray, à 100 km de Paris; alors que nous avions entendus toute la nuit violences, répressions, incendies de voitures, destructions de commerces parisiens, nous nous trouvions dans la paisible sérénité de la campagne brayonne. Les courses de chevaux s'y déroulèrent, pittoresques, comme à l'accoutumée. Contraste étonnant entre l'effervescence souvent irrationnelle d'un monde parisien, trop souvent hypertrophiée par les médias, et une vie plus adaptée à la réalité d'un humanisme plus concret mais sans doute plus respectable.

Dernier étonnement, le dimanche suivant, quand les esprits se furent un peu calmés, quand de Gaulle reprit autorité, et peut-être surtout quand l'essence redevint libre, les manifestations cessèrent et la vie reprit progressivement son cours normal.

Trente ans après, quel bilan peut-on tirer de ces turbulences.

On peut, je crois, y trouver deux sujets de réflexion, l'un, positif, l'autre, négatif.

Coté négatif, mai 1968 remit fondamentalement en question des valeurs essentielles de notre société, sous prétexte de donner un plus grand libre arbitre à chacun, voire une soi-disant plus grande liberté qui s'exprimait souvent dans l'esprit des jeunes étudiants par le "fais ce que voudras", tellement irresponsable, ou bien encore par le fameux slogan "il est interdit d'interdire" dont nul n'a besoin de souligner le caractère à la fois démagogique et anarchiste : fondements de société rejetés, le mérite, la sélection, le travail, pourtant élément structuraire de toute société et identification de toute personnalité; et les références à la religion, à la patrie, à la famille entre autres étaient tellement ringardes qu'elles ridiculisaient ceux qui osaient les prononcer.

Trente ans après 68, nous commençons à peine à sortir, comme d'un épais brouillard, de cette impressionnante exclusion de valeurs qui ont été pourtant le fondement de tant de sociétés avançées depuis la création de la République d'Athènes. Quand on se remémore cette période où on assistait à un déferlement d'idées, de projets de plus ou moindre valeur, on reste frappé du peu d'écoute des interlocuteurs entre eux, d'un individualisme forcené : mai 68, expression sociale d'un autisme généralisé, ou à tout le moins tragédie dans le style Ionesco d'une "cantatrise chauve" à échelle

Mais en contrepoint, mai 68 apporta une ouverture d'esprit, un rejet de conventions (d'ailleurs souvent remplaçées par d'autres), un refus du pouvoir administratif et central, une plus grande liberté d'expression des médias, une remise en question des problèmes de l'Éducation, en un mot l'incitation fut donnée aux citoyens de prendre davantage de responsabilités dans la vie de la société : sur les plans politique, syndical ou associatif.

"Chienlit" d'une part comme le disait de Gaulle, "l'imagination au pouvoir" comme le proclamait un slogan de cette période.

Les deux approches avaient leur part de vérité.

Dans de telles situations, deux attitudes sont possibles : ou on fait le dos rond, on laisse passer la tornade et on poursuit son petit bonhomme de chemin, préservant ses acquis ou bien on juge la situation suffisamment grave pour décider de s'impliquer davantage dans son rôle de citoyen.

Avec l'appui de Denise, je pris cette décision : s'impliquer dans le mouvement des parents d'élèves de l'enseignement public. Parce que les problèmes de l'éducation avaient été au coeur de cette révolution de mai 68. Parce que de toutes les questions, économiques, sociales ou éducatives, débattues alors, il apparaissait comme le terrain privilégié de la partipation des citoyens à un domaine dont ils étaient jusqu'alors exclus.Cette notion de participation, chère au Générai de Gaulle me confortait dans ma décision. Mais en mai 68, je ne pouvais savoir à quelles responsabilités nationales cet engagement me conduirait.

Quand je fais le bilan de cet engagement , pour en faciliter la compréhension. on peut distinguer plusieurs phases :

- une période surtout militante

- une période de responsabilité régionale, de membre du CA national mais aussi de formation sur l'immense domaine de l'Éducation en participant aux commissions nationales. Le point d'orgue de ce travail fut le rapport sur "la vie scolaire" que je présentais au congrès d'Évian en séance plénière.

- enfin celle de Président national de la PEEP de 1974 à 1980.

La période militante

Durant ce mois de mai, l'inquiétude était profonde. Tous les matins, nous nous retrouvions 6-8 dans le bureau de Jean Gondouin, qui était alors président de l'Union locale des parents d'élèves et étions sous la pression de parents et d'enseignants ne comprenant pas l'attitude trop passive des responsables. Fut alors décidé de monter une réunion au petit théatre, je crois dans la dernière dizaine du mois de mai. Jean Gondouin devait diriger le débat et deux intervenants furent désignés dont moi.

Timide et très émotif, j'appréhendais au plus haut degré de m'exprimer en public. J'étais alors (j'avais tout de même 42 ans!) incapable, sans trembler de prendre la parole debout devant un groupe important.

La salle était comble, tous les participants très remontés.

Le premier intervenant, très sûr de lui, comme à son habitude, subit voire provoqua des réactions plutôt violentes de la part d'une assistance peu indulgente.

Ce fut mon tour.

Je restais assis, mon texte écrit sous les yeux. Je m'en détachais assez facilement, parce que préparè avec soin. Je parlais d'une voix calme et bien posée. Le silence d'écoute de l'assistance s'établit et bien que non orateur, je fus écouté de bout en bout avec attention, sans interruption, pour bénéficier à la fin d'applaudissements assez chaleureux. Les thèmes de cette intervention étaient à la fois classiques et innovant : le refus de voir remettre en question certaines valeurs de notre démocratie, la conviction de la priorité éducative de la famille et l'engagement nécessaire des parents pour obtenir une véritable participation dans les établissements scolaires.

J'ai insisté sur cet épisode parce qu'il fut pour moi une révélation : j'étais capable de m'exprimer en public, mon message passait. Cela affermit la décision de participer plus intensément à cette vie associative, malgré la densité de mon travail professionnel (10 à 12 heures par jour du lundi matin au samedi soir).

C'est en septembre que se tenait à Lyon, au même moment, le congrés de la PEEP et l'AG de médecine de groupe. Elles étaient l'une et l'autre l' objet de mes proccupations et éventuellement de mon engagement à la vie associative ou syndicale. Le congrès de la PEEP, réunissant 800 responsables, avec la participation d'Edgard Faure, brillant orateur et les interventions d'hommes de la qualité de Jérome Solal, secrétaire général de la PEEP, m'a beaucoup impréssionné. C'était une ambiance très enthousiaste où les thèmes chers à la PEEP, ouverture de l'École à la vie, participation des parents aux instances scolaires, faisient l'objet de débats riches et intenses au sein des commissions de travail.

Au retour au Havre, ma décision était prise : je m'investirai dans ce mouvement, dont les principes de laÎcité ouverte, c'est à dire respectant les divers courants de pensée, convenait à ma philosophie d'humaniste chrétien.

Et ce fut le début d'une période militante qui s'exprima de deux façons : susciter la création d'assocaiations PEEP dans les différents collèges, et participer à la réorganisation et au travail de l'Union locale présidée par Jean Gondouin.

Pendant le mois de septembre des années 69,70, 71, 72 je passais la plus grande partie de mon temps libre à convaincre amis ou clients à s'engager por défendre des valeurs que nous partagions. L'enthousiasme ne manquait pas. Au moment où furent instituées les élections de parents aux conseils d'administration des lycées et collèges, je me vois encore, le soir après mes consultations c'est à dire souvent à partir de 21 heures, parcourir à pied les rues des quartiers du Haut Graville, de Sanvic, de la Mare aux Clercs pour arriver à établir des listes de candidats.

En 1970, je crois, Jean Gondouin fut élu Président Régional. Je fus élu Président de l'Union Locale du Havre et de sa région. Je réunissais tous les mois les présidents des différentes associations de lycéés et de collèges; en créant des commissions de travail et en soutenant matériellement les plus jeunes associations. Nous adressions assez régulièrement des communiqués à la presse pour ces associations et une à deux fois par an faisions une conférence de presse qui était convenablement reproduite et qui mettait en valeur les progrès de la PEEP.

Ce fut là une période de travail militant enthousiaste. nous étions motivés par la conviction que se réaliserait une véritable participation des parents dans les établissements scolaires. Localement, au Havre et dans l'arrondissement, les résultats de la PEEP dans les élections scolaires grandirent et les adhésions se firent plus nombreuses. Cette conviction était étayée par la participation d'une douzaine d'entre nous aux congrès nationaux où le travail réalisé dans les commissions avaient était le fruit de grandes réflexions. Les animateurs les plus brillants en étaient Christian Bérard, Jérôme Solal, Charles Quazza; Pierre Cazenave, qui furent relayés dans les années suivantes par André Buet et par Jacques Hui. Ces commissions établirent des bases qui me servirent éfficacement lors de mes responsabilités ultérieures.

Telle fut, rapidement brossée cette période qu'on peut qualifiée de "militantisme" et de "formation".

Une deuxième période, de 1971 à 1974, me fit davantage participer aux sessions de formation animées par Charles Quazza et aux commissions nationales. En 1972, àu Congrès de Vichy, on présenta ma candidature au Conseil d'Administration de la Fédération. Cela me permit pendant un an d'aborder les problèmes lourds de gestion d'un tel organisme et surtout, malheureusement de prendre conscience des énormes difficultés internes dues à une gestion pour le moins discutable et à des luttes d'influence davantage motivées par des ambitions assez mesquines que par l'intérêt de s élèves et des parents.

En mai 1973, au congrès d'Evian, je fus désigné pour exposer en séance terminale plénière un rapport que j'avais rédigé du 28 avril au 3 mai intitulé "pour une réforme globale et progressive de l'enseignement du second degré".

en faire un résumé

Au risque qu'on me reproche de porter un jugement trop élogieux, je vais m'arrêter quelques instants sur cet épisode parce qu'il fut pour moi le meilleur moment de ma vie de responsabilité à la PEEP. Dans les tensions qui animaient la PEEP, les jugements les plus superficiels et les plus péremptoires courraient sur ce rapport que la grande majorité de l'assistance (7 à 800 militants) ne connaissait pas. Ce rapport faisait fi des principes fondamentaux de la Fédération, il était "de gauche" et rejoignait les conceptions de la FCPE-Cornec, que sais-je encore ...

Quand je montais à la tribune, j'étais évidemment très ému et impressionné, mais j'étais animé par la conviction que mon rapport avait été inspiré par une longue préoccupation des problèmes éducatifs et qu'il bénéficiait de ma formation médicale et de mon observation quotidienne de la vie des enfants que je soignais. Je pris rapidement confiance et sans être un orateur, ma force de conviction soutint l'attention de l'auditoire, qui m'interrompit souvent par des applaudissements. A la fin de l'exposé, je vis la salle debout applaudir pendant de longues minutes. Lors du débat qui suivit, la majorité des intervenants, même les conservateurs traditionnels apportérent un jugement positif et favorable.

De façon plus anecdotique, en sortant de la salle je me souviens d'avoir été abordé par un Inspecteur général de l'Éducation "Docteur, permettez-moi de vous dire que depuis le discours de Jean Zay (ministre de l'Éducation en 1947 ?, c'est le meilleur discours que j'ai entendu" Comment ne pas rougir de confusion ....Puis, un autre assistant, souriant vint à moi et me fis ce compliment, le plus élogieux à mes yeux " Docteur, vos malades dovent être heureux de vous avoir choisi pour les soigner "

Ce fut ensuite la longue séance des interviews par les journalistes : presse écrite et presse audio-visuelle. Si le rapport avait retenu l'intérêt de la salle, celui des jouurnalistes ne fut pas moindre. Ils avaient saisi, je crois, qu'à partir du travail de réflexion réalisé par la PEEP depuis 1968, s'élaboraient des propositions qui se différenciaient de celles de l'alliance SNES-SNI-PEGC-Cornec qui monopolisait par trop les débats de l'Éducation. Parler des élèves en priorité, sous l'étendard des rythmes scolaires, souligner les insuffisances humaines du recrutement et de la formation des enseignants, exiger une participation plus intelligente des parents remettait en cause le bastion conservateur des syndicats majoritaire et de la principale Fédération de parents d'Élèves. On apportait un éclairage concret aux longs débats qui s'étaient instaurés depuis 1968.

Si j'ai tant insisté sur ces instants, c'est aussi parce que j'en ai bénéficié par la suite, tant l'année suivante lors de mon élection comme Président national, qu'auprès des journalistes dont la majorité respectèrent mes propos dans les années suivantes.