Une vie en France au vingtième siècle
Antoine Lagarde 1925-2002

François Lagarde, mon fils aîné, m'a incité à l'accompagner à Bordeaux, en novembre 2000, pour faire des recherches généalogiques sur la famille LAGARDE.
J'ai été intéressé de retrouver des hommes et des femmes, qui ont vécu des périodes différentes, ces différentes époques qu'on pouvait très bien imaginer en creusant l'histoire de leur temps. Ils furent nos ancêtres.
Nous tenons d'eux, "comme une chaîne ininterrompue de chair vivante se transmettant le fardeau d'une génération à l'autre" (la vie ardente de Michel-Ange d'Irving Stone)

Nous avons retrouvé des dates de naissances, de mariages, de décés. Au décours de laborieuses recherches nous étions très heureux de découvrir dans un registre paroissial ou dans un état-civil le document certifiant la continuité de la descendance. Une lignée de charrons depuis la fin du XVIIè siècle, des serruriers, puis en 1868 l'orientation familiale vers les métiers de la pêche. Tout cela procurait une certaine curiosité, donnait libre cours à l'imagination : qu'était le métier de charron en 1730 ou en 1805 ?, quel était leur rang social ?, quel était leur mode de vie ?, quelles furent leurs maladies ?, tout cela, ma foi, pourrait étre retrouvé en étudiant l'histoire de Bordeaux au temps où ils vécurent.
J'étais intéressé mais je suis resté très frustré. En effet, rien de ce que nous avons trouvé ne nous permettait de connaître les qualités, les défauts, l'allure physique, les valeurs, les convictions politiques ou religieuses, en un mot la personnalité de ces hommes et de ces femmes qui pourtant ont déterminé notre vie. Et c'est cela qui m' aurait de loin le plus intéressé.
Quand nous sommes arrivés à la fin du XIXè siècle, ce fut la naissance de Louis Lagarde, mon père. Nous avons bénéficié d'un journal, de pensées, de poésies qu'il avait écrits à la fin de sa vie ("Histoire de la famille Lagarde" par Louis Lagarde (1892-1985) écrite de 1960 à 1971). François et moi avons regretté que je ne lui ai pas suffisamment fait préciser certains épisodes de sa vie, comme la guerre de 14-18, ou son absence de France de 1942 à 1945 quand il était parti à Dakar pour pêcher le requin.

François a alors cherché à me convaincre de décrire des éléments de ma vie auxquels les petits-enfants trouveraient quelqu'intérêt. Il est vrai que j'ai vécu au XXe siècle. Riche de ces multiples découvertes techniques qui ont transformé la vie, ce fut un siècle témoin de guerres mondiales et de révolutions économiques et politiques, mondiales elles aussi, je pense aux fascismes et au communisme, qui ont bouleversé la vie de générations d'hommes et de femmes. Le XXè siècle : une ère atroce de l'histoire de l'humanité où les génocides nazis et soviétiques ont exterminé des millions d'hommes. Enfin, signe d'une transformation importante de la vie et des mentalités, ce siècle fut le témoin de la diminution de la préoccupation religieuse sur tous les continents et dans toutes les religions.

Vivre en France, en ce siècle, me confronta aux avancées sociales, avec l'institution des congés payés par le Front populaire en 1936. Je connus aussi de 1939 à 1945, la guerre et ses lourdes difficultés : les bombardements, la faim, le froid certes. Mais je retiendrai surtout de cette période la souffrance physique et morale d'être privé de liberté sous l'occupation allemande. Je pense en avoir davantage été marqué que par les privations. J'ai aussi été témoin de cette impressionnante révolution des esprits que constitua mai 68, des effets sur la vie de la société que constitua la libération de la femme.

Évènements véritablement impressionnants quand on les situe dans l'histoire de l'humanité. Tel fut le monde dans lequel j'ai vécu.

Pour conclure, je soulignerai trois aspects essentiels qui sont ma vision de 75 ans de vie au XXé siècle : J'ai été curieux et intéressé par les progrés techniques, source de mieux-être. J'ai été témoin des drames provoqués par les régimes totalitaires: je les ai rapidement condamnés. Je regrette enfin la part prépondérante prise par les matérialismes dans les préoccupations humaines au détriment de la dimension spiritualiste.

Une autre raison paraissait justifier mon témoignage de vie. Il est vrai aussi que j'ai cherché à participer à la vie de mon pays, en citoyen responsable, en prenant des responsabilités associatives et politiques. Et pour en revenir à ma première motivation, celle qui m'était venue à l'esprit en recherchant notre arbre généalogique, il pouvait être intéressant pour les générations futures de connaître la façon de vivre d'un médecin, de sa famille, son train de vie, sa situation sociale, ses loisirs, ses vacances, ses relations en un mot le quotidien d'une vie en France dans la 2ème moitié du XXé siècle.

Mais que ce soit une certaine paresse, ou le sentiment de l'intérêt très relatif de ce que je conterai, je ne me sentais pas de courage, encore moins d'enthousiasme pour me lancer dans un tel labeur. J'avais pourtant le sentiment que j'avais cherché à donner un sens à ma vie - ce qui n'est pas rien pour mener une vie d'homme - . J'ai donc pensé que mon témoignage permettrait à mes petits-enfants de réfléchir voire d'adhérer aux valeurs humanistes qui ont guidé mes activités.

Et puis est arrivé voici un an ce fichu cancer dont le premier effet est de savoir que la vie espérée sera raccourcie, ce qui n'est pas réjouissant, vous le devinez, quand on adore la vie. Mais cette épreuve eut une autre conséquence, tout à fait merveilleuse, celle-là : je fus entouré d'attentions amicales, familiales très suivies, très chaleureuses. Et dans ces périodes de grande difficultés de la vie, on aborde très souvent les problèmes de fond : le sens donné à la vie, à la mort, à l'homme. On est aussi questionné sur les responsabilités vécues, sur des événements qui ont marqué sa vie : l'occupation allemande, la libération de Paris, le retour des déportés des camps nazis, mai 1968, l'importance pour moi d'avoir vécu en même temps que des personnalités aussi marquantes que celle de de Gaulle, de Jean-Paul II, (est-ce vrai, grand-père : tu l'as vu à Rome ?, il t'a béni ? ; mais oui, j'ai même une photo de cette rencontre), ou bien encore : comment as-tu été président de Parents d'élèves ?, pourquoi as-tu aimé ton métier de médecin ?. Certains, adultes et adolescents m'ont interrogé sur ma vie politique, mes motivations, mes échecs et mes satisfactions. Au décours de ces conversations, j'ai commencé à rédiger quelques témoignages. La plus grande difficulté, je l'ai éprouvée à coordonner les éléments aussi divers que ceux d'une vie familiale, d'une vie professionnelle, et d'un engagement civique intense, à exprimer avec une certaine réserve des convictions qui nécessitent souvent de la pudeur. J'ai opté pour la sincérité et l'authenticité. Je crois cepandant n'avoir pas été suffisamment critique.

En réalité, j'aimerais que ces témoignages, qui dépassent largement le cadre de ma propre vie, soient un hommage à tous les éducateurs assez remarquables qui ont veillé à l'éclosion de ma personnalité.
J'aimerais surtout que ces quelques faits vécus soient rapportés à tous ceux qui ont su m'entourer de leurs conseils, de leur aide et de leur affection, n'est-ce pas, Denise ?
J'aimerais enfin que ce soit, en cette fin de vie, mon regard confiant dans les valeurs d'humanisme qui m'ont animé et mon sourire au bonheur dont j'ai bénéficié toute ma vie. Grâce à Dieu.