Introduction ou conclusion
Antoine
Lagarde 1925-2002
Dans le déroulement de toute une vie, on est déterminé par son hérédité et par tout un environnement social, culturel et éducatif. Les uns et les autres sont à multiples facettes.
Cependant si certains faits, certains moments, certaines personnes ont pris une part plus prépondérante à l'élaboration de notre caractère, il subsiste, tel un diamant, une part privilégiée, une fraction de liberté dans les choix que nous avons à faire. C'est ce qui caractérise la forte identité de chaque être humain. C'est une composante essentielle de sa personnalité.
Aussi minime soit-elle, cette petite part de liberté, est inestimable. Elle nous permet de prendre des décisions importantes à des moments décisifs.
Les options prises à des moments rares et privilégiés sont déterminantes dans le déroulement de sa vie : le choix d'un métier, celui de sa compagne entre autres.
Dans un rapide tour d'horizon concernant ma famille et ma vie, je dois l'élaboration de mon identité, de mon caractère, de mon tempérament en tout premier chef à mes parents qui surent prendre à bon escient des options difficiles, à mes éducateurs, les jésuites, qui surent respecter ma personnalité tout en la structurant, à mes études de médecine, à la conférence Laênnec, au scoutisme. Telles furent les moments forts d'une première étape de vie qui de l'enfance passe à l'adolescence et où émerge l'âge adulte.
Une deuxième étape de mon existence est celle constituée par la prise de responsabilités.
C'est tout d'abord l'engagement conjugal en 1953.
Essentiel fut le choix de Denise qui sera à la fois la compagne de ma vie et l'expression toujours renouvelée d'un amour qui se construit tout au long d'une vie et présente ainsi des facettes multiples. Le choix de la mère d'enfants que Dieu nous accordera, le choix de la partenaire capable d'affronter les difficultés et de se réjouir des merveilleux moments de bonheur égrenés tout au long d'une existence commune. Elle fut ce choix et ce fut un très bon choix, solide et réciproque. Nous sommes très différents de tempérament, mais nous avions en commun les mêmes valeurs humanistes, un même idéal de vie, les mêmes convictions religieuses et la volonté de créer une famille car nous aimions les enfants.
Nous avons été complémentaires pour mener à bien les projets que nous étions fixés : nous aimer, avoir et élever des enfants pour en faire des êtres responsables, accomplir nos projets personnels, en un mot vivre heureux et engagés dans la vie sous la conduite de Dieu.
A coté de cette prise de responsabilités familiales, il y eut mon engagement professionnel : l'installation d'un médecin pose de multiples problèmes. Quelle médecine pratiquer ? une spécialité ou la médecine générale? où s'installer : en ville, en centre ville ou dans les quartiers périphériques? dans une grande ville ou dans une petite agglomération ? à la campagne ? en milieu mi rural, mi urbain ? Le choix du Havre, d'un quartier de grands ensembles avec zones de petits pavillons situé dans le nord de cette grande ville, le haut Graville, Sanvic répondait à deux de mes préoccupations : permettre à ma famille de vivre dans une ville où les enfants pourraient rester en famille jusqu'aux études supérieures et pratiquer une médecine de famille dans un environnement social à la fois chaleureux et exigeant, en un mot répondre à ma vocation de médecin de famille dans un quartier populaire. Installé en 1953, le 10 Novembre, je créai en mai 1958, avec Bernard Schwartz, un des premiers cabinets de groupe en France, qui s'agrandit pour réunir six médecins lors de mon départ en retraite en 1990. Médecin de médecine générale, médecin de famille, ce fut mon métier. Il me convint et je m'y suis pleinement épanoui malgré un travail harassant : les relations chaleureuses de ma clientèle plutôt populaire mais cependant très diverse sociologiquement furent un facteur de bonheur. Mais aussi, l'évolution des progrès assez extraordinaires de la médecine à cette époque (antibiotiques et vaccins qui maitrisèrent nombre de maladies infectieuses souvent mortelles ou laissant des handicaps à vie, la cortisone, les impressionants progrès de la chirurgie et de l'anesthésie, le développement spectaculaire de l'imagerie médicale, les progrès de la cancérologie). J'ai éxercé à une période où on bénéficiait encore de la liberté donc de la responsabilité dans l'exercice médical. Telles furent les raisons de ce bonheur professionnel.
Enfin c'est en cette période que furent prises mes responsabilités de citoyen : d'abord adhérent au syndicat des omnipraticiens du Havre, puis engagé en 1968 dans le monde associatif : le mouvement des parents d'élèves, la P.E.E.P. dont je devins en 1974 le président national. Je fus enfin introduit dans le monde politique en tant que conseiller général de la Seine-Maritime en 1981 et conseiller municipal du Havre en 1982.
Je crois important de souligner ici qu'une personnalité politique a toujours été présente à mon esprit dans toutes les décisions que j'ai eu à prendre lors des différentes responsabilités citoyennes que j'ai assumées : celle du général de Gaulle, dont j'appréciais la probité, le pragmatisme, la vision prospective et internationale des problèmes politiques. Je partageais enfin la conscience qu'il avait de la place de la France dans le monde : "il existe un pacte vingt fois séculaire entre la grandeur de la France et la liberté du monde" (Ch. de Gaulle).
Telles furent à grands traits les options essentielles de ma vie sur lesquelles je reviendrai.
De son côté, Denise, lorsque furent scolarisés nos cinq enfants en 1967, désira travailler comme professeur. Ce qu'elle fit en plein accord avec moi. Elle fut Professeur de Lettres au Lycée technique privé Jeanne d'Arc à Sainte-Adresse, dont elle devint directrice, c'est à dire proviseur en 1973.
Ces décisions, ces choix furent assumés en foyer.
Je crois que nous avons su nous respecter dans nos divers choix de vie, permettant à l'un et à l'autre d'épanouir sa personnalité en réalisant nos choix. C'est là, je crois, une des raisons essentielles de notre bonne entente et d'une certaine réussite de nos actions.
Comment ne pas être reconnaissant à Denise d'avoir accepté et supporté mes options de plus en plus astreignantes et surtout d'avoir su assumer au delà de sa lourde activité professionnelle, la responsabilité éducative des cinq enfants à cette période d'enfance et d'adolescence où la sollicitude des parents est essentielle. Sa présence, son attention à chacun, son intelligence, son équilibre et sa forte personnalité à la fois ferme et douce permirent à chacun de nos enfants d'épanouir sa personnalité. Je peux témoigner qu'elle a vraiment été l'âme du foyer.
Enfin, la troisième étape est celle de la mise en repli des activités professionnelles et politiques : la retraite.
Deux préoccupations se font alors jour : garder des occupations totalement désintéressées dans le monde associatif et tourner ses intérêts, ses préoccupations vers les enfants et surtout les petits enfants qui peu à peu polarisent l'intérêt de leurs grands parents. Apparait à cette période un nouveau mode de vie à deux : le temps disponible permet la découverte enrichie de la personnalité de sa femme. Nouveau mode de vie où se rencontrent des préoccupations communes longuement édifiées au cours de quarante années de vie conjugale, où la diversité des deux personnalités se rapprochent dans leurs goûts pour la musique, la peinture, la lecture et se réunissent dans leurs aspirations essentielles : participer au bonheur de ceux qui nous entourent et approfondir notre réflexion religieuse : Dieu étant celui qui nous a donné la vie et qui a inspiré la plus grande partie de notre existence.
La retraite est cette étape de vie qui mène à la mort. Je l'envisage sans appréhension, lorsque Dieu jugera du moment.
Durant cette dernière phase, le temps prend un tout autre rythme, l'esprit se libère d'un quotidien trop absorbant et les moments de la réflexion, de la méditation et de la prière ouvrent des horizons méconnus jusqu'alors. Temps de patience et d'impatiences, temps d'attention plus soutenue aux autres, temps d'activités variées, temps de joies mais aussi d'infinie tristesse à la mort tragique du petit Albert en 1999. Temps d'orages aussi quand dans un ciel qui paraissait serein éclatèrent des accidents de santé : un accident cardiaque pour Denise en 1994 et un cancer de l'estomac pour moi en 2001. Lors de ces trois événements se sont exprimées avec ampleur les attentions multiples de la famille et des amis, témoignages d'une affection et d'une amitié longuement structurées par nos quarante à cinquante années de vie commune.
En conclusion de ce survol dense et rapide de ma vie, il m'apparaît important de souligner que trois personnes furent mes références durant toute mon existence.
A des niveaux, à des plans évidemment très différents,
D'abord sur le plan spirituel, essentiel dans l'équilibre de ma vie humaine, je fus guidé par ma foi en mon Dieu : Jésus-Christ.
Puis sur le plan familial, pour réaliser le but prioritaire de ma vie, créer une cellule familiale, capitales furent la présence et l'action de Denise, ma femme.
Enfin, au niveau de l'engagement social, associatif et politique, je me référai à de Gaulle, dont l'indépendance d'esprit, la réflexion prévisionnelle et le désintéressement décidèrent de mon adhésion à sa personnalité.
Evidemment, je fus influencé par des personnages célèbres comme Gandhi, Martin Luther King, Teillard de Chardin, Camus, Einstein, Aristote, Saint Thomas d'Aquin, Saint François d'Assise, Ignace de Loyola, Mauriac, les professeurs Robert Debré et Jean Bernard; ma vie fut agrémentée par de grands musiciens comme Bach, Haendel, Mozart, Beethoven, Schubert, Ravel ou Strawinski ou par de grands peintres comme Vermeer, Van Eyck, Rembrandt, Michel-Ange,Claude Monet et les impressionnistes. Certes j'ai bénéficié aussi de l'attention éducative de mes chers parents et des pères jésuites mais les trois êtres auxquels je fis constante référence furent Jésus-Christ, de Gaulle et Denise. Ils m'inspirèrent, me guidèrent et je leur dois l'esentiel des réalisations positives que j'ai pu conduire tout au long de ces trois quart de siècle.
Tels furent les étapes de ma vie, et l'importance prise par ce que j'ai appelé "mes références".
Mais une vie est évidemment influencée par les évènements qu'on traverse et qui parfois vous marquent. Et en tournant mon regard sur les moments importants de l'histoire du XXe siècle, je suis impréssionné par les bouleversements de la vie des hommes et des femmes qui y ont vécu.
Ainsi, personnellement, j'ai vécu dans un
siècle, riche de ses multiples découvertes techniques qui ont
transformé la vie :
- progrés de la médecine (découverte
des antibiotiques et de la cortisone, généralisation des vaccins,
implantations chirurgicles d'organes, progrés des traitements des cancers)
que peut mesurer le formidable allongement de l'espérance de vie
- accélération des moyens de transports
(aviation, TGV, automobile),
- transformation des moyens d'information (radio,
télévision, minitel, internet),
- découverte et développement de l'énergie
nucléaire;
- sensibilisation des esprits aux problèmes
écomogiques.
Mais ce fut aussi aussi un siècle témoin de 2 guerres mondiales et de révolutions économiques et politiques, qui ont bouleversé la vie de générations d'hommes et de femmes; le XXè siècle fut la période peut-être la plus atroce de l'histoire de l'humanité où les génocides nazis et soviétiques ont exterminé des millions d'hommes. Il fut aussi un siècle où s'accentua l'écart entre les pays riches et les plus pauvres, et un siècle où la préoccupation religieuse s'amenuisa sur tous les continents et dans toutes les religions. Ce fut encore la période où s'accomplit la décolonisation. Elle répondait à de justes aspirations mais les conséquences provoquèrent trop souvent guerres civiles, détérioration économique, épidémies (sida) qui dégradèrent le niveau de vie de nombreux pays, en Afrique, tout particulièrement.
Si on réduit son champ de vision à la France, j'eus le privilège de vivre ce siècle dans cet admirable pays. Très tôt, je fus sensibilisé aux avancées sociales, avec l'institution des congés payés par le Front populaire en 1936. Je connus aussi Münich, en 1938 et de 1939 à 1945 la guerre et ses lourdes difficultés : les bombardements, la faim, le froid certes. Mais je retiendrai surtout de cette période la souffrance physique et morale d'être privé de liberté sous l'occupation allemande. Je pense en avoir davantage été marqué que par les privations. Nous avons aussi traversé les guerres d'indépendance du Viet-Nam et de l'Algérie, cette impressionnante révolution des esprits que constitua mai 68, et avons constaté les effets de la libération de la femme qui transforma la vie de la société.
Cette énumération rapide d'évènements apparait véritablement impressionnante quand on les situe dans l'histoire de l'humanité.